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La confiance et l'estime formaient autour de lui comme une atmosphère limpide, que traversait le double courant de ses œuvres et de ses services rendus. Il passait ainsi sans bruit dans la vie. Mais comme on l'aimait au chantier, qu'il dominait de sa saine équité ! Comme on l'aimait au château, dont il ouvrait timidement la porte dans l'intérêt d'une bibliothèque ou de quelque conférence populaire ! Comme on l'aimait au couvent, rendu complice des bonnes œuvres qu'il n'avait pu qu'ébaucher tout seul !
Il travaillait sans cesse. Paris et Vernon, où il habitait se partageaient son temps. On le rencontrait deux fois par semaine, studieusement blotti dans un wagon de troisième classe. Il utilisait ainsi jusqu'au temps du trajet à revoir les comptes de ses entrepreneurs ou à préparer les leçons qu'il faisait à la Societé Philomatique et à l'Ecole Spéciale d'Architecture dont il était devenu professeur.
Jamais Delbrouck ne sut demander l'argent qui lui était dû. Bien des sommes se perdirent par là au détriment des siens. Et pourtant la famille, abondamment pourvue du grand consentement du devoir accompli, restait presque dénuée des ressources qu'on monnoie en bien-être. Un jour, le germe d'un pécule pénètre au foyer de la part d'une de ces honnêtes négligences, que le scrupule tôt ou tard fait sortir de l'oubli. La somme est assez ronde. Que va-t-on faire ? A la même époque, un financier de nom bruyant occupait la scène d'un procès qui passionna l'opinion dans un scandale et qui aboutit à une lourde condamnation. C'est à la caisse de ce banquier que Delbrouck porte la récente épave qu'il vient de recueillir. Il faut ici bien reconnaître Delbrouck : " un condamné est un vaincu. Tout vaincu doit être relevé. Dans l'ordre moral surtout, il faut l'aider beaucoup, parce que le moyen et la cause ensemble ont fait défaut. " Toute sa science économique et tout son égoïsme se fondaient sur cette unique pensée : ne pas laisser perdre un homme ; ne jamais croire à l'impossibilité du salut, et agir.
Quand on regardait Delbrouck marcher avec son mélancolique et régulier dégagement à travers les obstacles, on songeait involontairement à ces longues plaines monotones, qui découvrent leur immuable horizon de fertilité sous tous les éclairages. Ses résolutions et ses actes épurés par une âme sans tache laissaient sur son passage les chaudes marques de son cœur vibrant. Mais la semence en était uniformément répandue partout.
Un jour pourtant, ce champ de paix prend des aspects nouveaux et les lumières qui l'éclairent trahissent la foudre. La France en guerre ! Delbrouck bondit. Ces natures raisonnent peu ; la divination seule les guide. Il avait jusque là vécu dans l'idée pleine et simple de l'humanité et il s'y était donné tout entier. Soudain l'événement lui dévoile la grande figure de la Patrie ; et derrière, immédiatement, il découvre l'immense cortège des désastres et des ruines. A l'apparition de cette nouvelle idée si concrète et si forte, il est troublé. Son cœur, l'unique ressort de son action journalière, n'a plus d'amplitude ! Le temps lui manquera pour faire prêter sa généreuses élasticité aux exigences immédiates du salut ! La loi de son efficacité est rompue ! Depuis la déclaration de guerre, Delbrouck apparut à ses amis sous un nouveau jour. Il n'eut ni moins d'héroïsme dans ses actes, ni moins de forces dans l'exemple ; personne ne l'a dépassé dans la lourde année qui vient de s'écouler. Plus que jamais, il fut riche d'inspirations généreuses. Plus que jamais, il malmena le pauvre corps qu'il donna tout entier à son pays. Mais on le vit quelquefois perdre la douce continuité d'âme, qui fit de sa vie un long effort également tendu par la certitude du devoir. Il eut quelques impatiences que trahirent des paroles anxieuses ou des actes sans proportion. Elles furent d'autant plus remarquées qu'elles se détachaient sur le fond de cette intrépide humilité qui resta toujours le trait saillant de son caractère. Cela ne diminua en rien la beauté du rôle de Delbrouck mais contredit un peu la pureté typique qu'il portait en lui.
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