Malheureusement, un événement tragique se produisit dans notre famille le 25 août 1831 et mes aînés étaient loin de s'intéresser à la nouvelle de l'intervention militaire française en Belgique alors envahie par les Pays-Bas. Mon père, à cette période précise, assistait et dirigeait les opérations de renflouement d'un bateau anglais en fâcheuse posture dans le port. La rupture d'un grelin, qui était un gros cordage servant à faire virer le bâtiment à renflouer, échoué sur l'épi de la retenue du port, le blessa très grièvement. Cette manœuvre était indispensable à réaliser, faute de quoi le bateau se serait éventré. L'importance de ses blessures était telle que malheureusement il en mouru le 24 octobre, après deux mois de grandes souffrances. Ce fut un drame épouvantable pour nous tous, et pour sa profession il s'agissait aussi de la douloureuse perte d'un technicien compétant et estimé. Je ne peux oublier la lettre écrite par le Contre-Amiral Préfet Maritime à son Excellence le Ministre d'Etat de la Marine et des Colonies. Cet extrait disait combien mon père était estimé : " … Je ne crois pas que le port de Cherbourg possède de sujet capable de remplacer convenablement Maître Bourtaire et encore qu'il était doué d'une rare intelligence, qu'il servait avec zèle et un dévouement qui ne connaissait pas de bornes. Il était âgé de 47 ans, il laisse une veuve et quatre enfants … " J'allais seulement avoir huit ans un mois après la mort de mon père, et j'étais bien triste de ne pas pouvoir fêter cet anniversaire en sa présence. Quelques années plus tard, Estelle ma mère, se remaria avec un armateur de Cherbourg, François Bazin, qui devint mon beau-père. Ainsi, je continuais de grandir dans un milieu privilégié. Je devint un " beau et grand gaillard " comme on disait à l'époque et comme peut toujours en témoigner ma fiche signalétique. Avec ma taille de un mètre quatre vingt six, j'avais les sourcils blonds et des cheveux de la même couleur qui recouvraient mon front. Mon visage était long avec un menton rond, une bouche et un nez moyen et ma figure était éclairée par de beaux yeux gris. Je ne me souviens plus si s'était par tradition familiale ou parce qu'on me l'avait imposé, que j'avais choisi la marine. Toujours est-il que je baignais fortement dans ce milieu. C'est sans doute pour cela que j'y ai exercé aussi mon métier, mais devant les qualités exceptionnelles de mon père, d'ailleurs assez difficiles à égaler, je n'entra pas dans la Royale mais m'engagea dans la marine marchande. Mon choix fut peut-être aussi en rapport avec l'évolution des techniques. Il sera trop difficile à ma descendante de pouvoir répondre à ces interrogations qui resteront du domaine de mon intimité secrète. Cependant il est indéniable qu'au XIX ème deux découvertes amenèrent une révolution profonde dans l'architecture navale : celle de la propulsion à vapeur avec les hélices et celle du cuirassement. La marine de commerce avait suivi alors un développement parallèle à celui de la marine de guerre en profitant de la propulsion à vapeur pour construire des bâtiments de plus grand tonnage à marche plus rapide et plus confortable. J'avais vingt six ans, lorsque j'acquis son brevet de capitaine, le 21 mai 1849. J'ai réalisé mon premier voyage en qualité de maître sur le sloop " Charles Caroline " A l'origine, au XVIIIème siècle, le sloop à trois mats était un bâtiment léger, armé en guerre. Au XIXème siècle on l'utilisait pour la reconnaissance et la course car se situant par sa taille entre la Corvette et la Frégate, c'était un navire très utilisé contre les contrebandiers. La vie s'écoulait, le temps passait, le port de Cherbourg voyait transiter beaucoup de bateaux et nombreux y faisaient escale. Le 8 décembre 1840, " La Belle Poule " y mouilla en ramenant les cendres de Napoléon. La ville poursuivit son développement. Les techniques évoluaient et les lignes de chemin de fer progressaient. La ligne Paris-Cherbourg naissait et il fallait dix heures pour faire le voyage entre les deux villes. Si le billet de première classe coûtait alors 41,55 francs, on pouvait voyager en troisième classe pour 22,85 francs. Le troisième bassin de l'arsenal fut mis en eau et un vaisseau de ligne à vapeur y fut lancé.
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